Louis Joseph est né à Marseille (6e) en 1907 et décédé à Saint Leu-la-Forêt (Val d'Oise) en novembre 1991, Il est enterré au cimetière de cette ville. Citoyen ordinaire d'un siècle de mutations extraordinaires, il fût le témoin d'évènements majeurs qui marquèrent le XXe siècle et le destin du monde : évènements politiques, mutations technologiques, évolutions morales, philosophiques etc.
Il nous raconte dans les deux cahiers qu'il a rédigés dans les années 1980, son parcours: Marseille d'abord, les années de maladie, l'Allemagne de Hitler, puis ses diverses affectations professionnelles à travers l'Est de la France ensuite, l'Alsace, Lyon, la Haute Provence, Saverne, Strasbourg et enfin Paris.
Le texte présenté ici est la retranscription fidèle du contenu des cahiers à l'exception du découpage en chapitres et subdivisions qui a été effectué pour en faciliter la lecture, de même que les titres et les images ont été ajoutés a posteriori, seuls la ponctuation et le découpage en paragraphes élémentaires ont été conservés. Les images ont, dans leur grande majorité été prises par Louis Joseph, ou proviennent du fonds photographique conservé par JM Brun. Quelques images plus récentes des lieux que Louis J. a fréquentés ont été ajoutées : images prises par les uns et les autres au gré des visites ou glanées sur la Toile. Les liens dans le texte renvoient aux notes ajoutées a posteriori pour préciser certains mots ou expliciter certaines situations.
Je suis né le 24 août 1907 au 49 de la rue Cherchell à Marseille, au pied de Notre-Dame de la Garde, entre la rue Nicolas et la rue Dragon. Je suis né au domicile de mes parents, comme il était de coutume à l'époque. Ma naissance a dû être normale car ma mère ne m'a rien dit à ce sujet, alors que la naissance de mon frère ainé Jean avait été difficile.
La maison était modeste et le quartier aussi. La maison comprenait autant que je m'en souvienne une salle à manger et probablement deux chambres donnant sur la rue et une cuisine donnant sur les jardins entre le Bd Notre-Dame et la rue Cherchell ; éclairée seulement par un imposte au gaz du plafond. L'équipement était aussi modeste, ni gaz ni électricité, la cuisine se faisant sur ce que l'on appelait un potager, c'est à dire une surface carrée à hauteur de ventre avec des foyers en fonte où l'on chauffait les plats avec des braises de charbon de bois. Les cendres étaient recueillies par en dessous. L'évier s'appelait une pile, c'était une pierre en calcaire dur, creusée en son milieu. Je ne sais plus comment l'appartement était chauffé ; probablement par des poêles ou calorifères [1] car je n'ai pas le souvenir d'une cheminée où auraient brûlé des bûches.
Le quartier était aussi modeste, presque rural. Il y avait des entrepôts où travaillaient des petits artisans, notamment il y avait un atelier où l'on fabriquait des chaises longues pour les bateaux, à l'époque c'étaient des chaises en bois tourné et en cannes entrelacées. Il y avait également un fabricant de meubles, mais l'atelier était au fond du terrain et on ne voyait que le portail d'entrée. Dans un des entrepôts un laitier tenait ses vaches qui nous approvisionnaient en lait. Il y avait une grande bâtisse en belles pierres de taille, d'une ordonnance très XVIIe siècle qui était l'entrepôt des rhum St James. Le propriétaire était un baron et j'ai joué longtemps avec sa petite fille qui était née en même temps que moi et dont ma mère aurait dû être la nourrice. À l'époque les femmes de bonnes familles faisaient souvent allaiter leurs enfants par des nourrices à gages [2] Italiennes de Lombardie aux poitrines opulentes, pleines de lait [3]. Pour ma mère ce n'était qu'un service qu'elle aurait rendu bénévolement à la baronne car elle était trop fière pour se vendre de la sorte. Mais finalement la chose ne se fit pas. Il en resta cependant une certaine sympathie pour ma mère qui dura jusqu'au jour où cette famille quitta Marseille.
Devant chez nous il y avait un café et à l'angle de la rue Dragon et de notre rue, un magasin qui vendait souvenirs et images religieuses de la Bonne Mère [4] et également une petite école des Frères de la Doctrine Chrétienne. Les heures du jour étaient marquées par le gros bourdon de Notre-Dame de la Garde, à la [voix?] grave et puissante, et par le grincement de la cabine des ascenseurs de Notre-Dame de la Garde, espèce de train à crémaillère qui partant du haut de la rue Dragon grimpait le long de la paroi rocheuse et aboutissait à un pont qui conduisait à peu près au niveau de la basilique, épargnant ainsi aux nombreux touristes qui venaient admirer du haut de ce belvédère la ville étalée à leurs pieds jusqu'aux collines qui encerclaient l'horizon vers l'est et le nord et l'immense baie qui s'ouvrait vers le sud-est, les difficultés d'une montée pénible, raide et caillouteuse. À l'époque la colline était complètement dénudée et tombait à pic sur trois cotés, attaquée par des carrières qui avaient été ouvertes pendant la Révolution pour faire disparaître ce symbole de vénération de la Vierge-Marie, protectrice traditionnelle des marins et des voyageurs partant sur la mer. Chaque dimanche, patiemment des hommes pieux et bénévoles venaient planter de petits arbres, buis ou genevriers dans les anfractuosités du rocher. Ces arbres ont grandi depuis mais ils sont toujours restés nains, cherchant péniblement leur nourriture sur un terrain qui n'est presque qu'une terrasse rocheuse et balayée par les vents.Mes parents étaient des gens modestes. Mon père était chimiste au laboratoire du Ministère des Finances. On y analysait les produits qui transitaient par le port pour fixer le montant des droits de douanes.
Les prélèvements d'échantillons étaient toujours assez généreux pour que les chimistes puissent se partager un peu de sucre, de farine, d'huile, de semoule et autres produits de nécessité. L'administration fermait les yeux et ce n'était pas un trafic qui allait bien loin. Les traitements étaient d'ailleurs des plus modestes et ces surplus étaient les bienvenus.
Mon père avait une famille qui avait eu un passé confortable mais depuis longtemps il ne restait plus grand chose de la fortune qui avait put être celle de ses parents.
Il complétait également son salaire en travaillant à ses moments perdus avec un homme, ce que l'on appelait alors un inventeur, qui avait une culture scientifique certaine et qui cherchait des applications pratiques. Il possédait certainement une certaine fortune mais ses inventions ne lui rapportèrent certainement jamais la fortune sinon une petite aisance.
Mon père se qualifiait lui même de petit bourgeois. Le fait certain est que notre train de maison était plus que modeste. Nous n'avions ni gaz ni électricité. La cuisine se faisait sur du charbon de bois. Quant à l'éclairage nous nous éclairions à la lampe à pétrole et ma mère bien souvent par esprit d'économie cousait le soir à la lumière d'une bougie ou d'une lampe à huile, version plus moderne du [NDLR calen ?] primitif.
Ma mère faisait ses robes et nous habillait ce qu'elle a continué à faire longtemps encore.
Cependant mon père ne portait que des chemises blanches empesées les donnant à laver et elles étaient repassées par des repasseuses professionnelles qui avaient une boutique rue Saint Jacques, avec un four central où elles tenaient au chaud leurs fers, chauffés à la braise et disposés verticalement autour d'un tuyau central. Les chemises étaient faites sur mesure par un chemisier de la rue Paradis, ses chaussures étaient également faites sur mesure. C'était une spécialité exercée par des Italiens, quant à ses complets également sur mesure ils étaient faits par un tailleur en chambre, rue St Ferréol. C'était une grande pièce pleine de pièces de tissus que le tailleur étalait sous nos yeux pour nous permettre de choisir. Il était toujours en manche de chemise, son centimètre autour du cou, une pelote au bras où il plantait ses épingles. Aller le visiter était pour nous un supplice car il avait une haleine qui sentait horriblement mauvais.
Ma mère de son côté se faisait aider dans son ménage par une italienne robuste dont elle avait terriblement peur, car si c'était un bourreau de travail elle était d'une maladresse sans pareille et cassait tous les bibelots un peu délicats qui lui tombaient sous la main. La lessive était donnée à une blanchisseuse qui venait de la proche banlieue avec une aumônier à cheval conduite par son mari, grand mangeur et grand buveur, qui mourut d'une indigestion de champignons beaucoup plus tard.
Ma mère comme toutes les dames de l'époque avait un jour où elle recevait. C'est à dire qu'on savait que ce jour là elle restait chez elle et pouvait recevoir amis et parents. Je ne me souviens pas d'avoir vu beaucoup de dames venir à ce jour tant que nous restâmes rue Cherchell.
où est-tu belle princesse, bel enfant, bel enfant où vas-tu belle princesse, bel enfant charmant et l'autre de répondre : je m'en vais au bois joli bel enfant, bel enfant, je m'en vais au bois joli bel enfant charmant le chœur : pourquoi faire au bois joli, bel enfant, bel enfant, pourquoi faire au bois joli bel enfant charmant l'enfant : pour y cueillir des violettes bel enfant, bel enfant.. . bel enfant charmant. Pourquoi faire des violettes bel enfant...Je n'ai pas retenu la suite. On jouait aussi aux portraits, aux charades, aux métiers. Il y avait dans le jardin, une grotte de rocaille souvenir du XVIIIe [siècle] NDLR] avec un escalier extérieur conduisant à une plate forme. Plus tard ce fût notre bateau, Titite (la fille de la baronne) étant le capitaine et moi qui était alors à l'école et qui savait un peu de géographie, je disais les noms des mers où nous naviguions et des ports où nous entrions. Quand ma sœur fût plus grande elle n'eut plus le droit de jouer avec nous, mais assise auprès des dames elle dut faire du crochet ou de la broderie et plus tard du filet. C'est dans ce jardin où nous jouions que nous nous liâmes d'amitié avec Josette Brun. C'était une petite fille espiègle, toujours en mouvement. Elle était conduite par une vieille grand mère que nous appelions l'arlésienne, car elle porta toute sa vie le costume des femmes d'Arles, une coiffe blanche entourée d'un ruban noir sur la tête, une blouse blanche avec une pointe tricotée en laine noire en triangle dans le dos et croisée sur la poitrine une ample robe noire et un tablier de même couleur. Nous ne connûmes pas ses parents qu'on disait morts. Plus tard cherchant la paix du cœur elle se fit religieuse, son frère Marcellin, que nous appelions Marcel épousa ma sœur Henriette. Nous allions parfois aussi jouer au jardin de la Colonne. Ce jardin était aussi situé sur la colline de Notre-Dame de la Garde et surplombait le Vieux Port, la Canebière, la Cathédrale et plusieurs bassins, protégés de la pleine mer par une jetée qui s'étendait jusqu'à l'Estaque et aux collines qui fermaient l'horizon vers le nord de la ville. On l'appelait "jardin de la Colonne" parce qu'au pied se dresse une colonne de marbre supportant le buste du célèbre sculpteur marseillais, Pierre Puget qui a donné aussi son nom au cours qui face à lui descend jusqu'au centre de la ville, la rue Paradis, la place Estrangin. Mais nous n'y allions que rarement et nous n'y avions pas d'amis. Et puis il y avait des gardiens sévères pour les enfants que nous étions.
Ma mère ne se plaisait guère dans le logement de la rue Cherchell qui était vraiment trop modeste, après avoir longuement cherché mon père se décida à louer un appartement [6] dans un immeuble que faisaient construire au haut du Bd Notre-Dame récemment relié au Bd Vauban par une tranchée dans le versant ouest et la colline de N. D. de la Garde, les filles du fabricant de chaises longues dont j'ai parlé, les demoiselles Bernard.
Pour maman c'était une promotion sociale car le quartier était mieux fréquenté et le logement était neuf et présentait pour l'époque (1913) un certain confort, avec eau courante, gaz et électricité. De plus l'appartement situé sous les toits était sain, inondé de soleil et on avait du balcon situé à l'arrière du boulevard une vue magnifique sur toute la partie est de la ville jusqu'à Aubagne et aux collines de Saint Loup et la Barasse à droite, Garlaban dans le fond, la Ste Beaume et sur la gauche les collines de St Antoine, Simian et Aix.
Avant de quitter la rue Cherchell je dois mentionner le fait qui m'a beaucoup marqué qui est resté indélébilement fixé dans ma mémoire. C'était un soir d'hiver car il faisait nuit et la lampe était allumée, nous étions dans la cuisine, maman assise à la table faisant un travail de couture, Henriette et moi jouions sous la table, à un moment je vis un chat noir passer en courant devant moi comme courant après un objet qu'il poussait avec ses pattes et disparut. La présence de ce chat en cet endroit était inexplicable. Il n'y avait pas de fenêtres ni de portes ouvertes et nous n'avions pas d'animal. Je fus très effrayé et me réfugiait le cœur battant dans le cercle de lumière auprès de maman. Je n'ai jamais oublié cet épisode. Je n'en ai parlé à personne de la famille. Il y a quelques années j'ai raconté cet épisode à Henriette. Elle m'a affirmé qu'elle avait eu la même apparition. Une dame spirite m'a affirmé que ce ne pouvait être qu'un fantôme de chat. Des gens plus terre à terre m'ont dit qu'une fenêtre avait dû rester ouverte ou que j'avais cru voir un chat là où il n'y avait que mon imagination. Je n'aurai jamais l'explication de ce qui pour moi reste inexplicable.
Nous fréquentions aussi régulièrement d'autres cousins de maman, une Roure [28] aussi venue à Marseille comme bonne chez un M. Gigan qui finit par l'épouser, il lui donna deux enfants : 2 filles [29] Claire, l'aînée et Madeleine [30], que nous appelions familièrement Mado, à peu près de notre âge. La cousine Marthe [31] ne brillait pas par son intelligence et l'on s'en moquait dans la famille. Mais M. Gigan lui avait légué une fortune confortable dont des mines d'ocre dans le Vaucluse dont elle parlait souvent. Elles habitaient au 1er étage d'une maison, allées de Meilhan en face du kiosque à musique. L'ameublement était cossu et il y avait même des tableaux du peintre marseillais Monticelli dont je n'appréciais pas la peinture assez (.. ) mais qui [avaient] déjà une grande valeur.
Nous y allions souvent et passions d'agréables après-midi avec nos cousines et une amie Elisabeth Mouren qui fréquentait leur pensionnat. Mon cœur balançait entre Elisabeth et Mado. Je me décidai un jour à écrire une lettre à Elisabeth à qui je déclarai mon amour. Quelques temps après ne voyant pas de réaction je lui demandai si elle avait reçu ma lettre. Mais elle fût fort étonnée. Les parents de l'époque ne plaisantaient pas sur ce sujet, surveillaient la correspondance de leurs filles. Les parents d'Elisabeth avaient dû intercepter la lettre et son contenu. Elisabeth est morte de la maladie de Parkinson m'a dit ma sœur.
Je me fais parfois reproche d'avoir rompu tous les ponts avec les cousines sans vraiment [de] raison valable et je me demande ce qu'elles ont bien pu penser de ma conduite.
Il y avait une cousine qui habitait Hyères et qui était impotente, toute déformée par des rhumatismes. Nous allâmes la voir une fois. Maman avait quelques amies en dehors de la famille. Parmi elle Mme Virat et son mari, une famille d'instituteurs qui eurent deux filles, avec qui on entretenait des relations assez espacées mais durables puisque la famille Virat vint encore passer des vacances avec nous à Theys [44] vers 1922 ou 23. Une autre connaissance était madame Nicolas qui avait deux filles dont l'une épousa un employé aux Tramways de Marseille qui était chef du dépôt des Chartreux [45].
On se moquait un peu d'elle car elle avait toujours mal aux pieds. Elle vint passer un été à Theys [NDLR dans la vallée du Grésivaudant au Nord de Grenoble] et son mal aux pieds l'empêchait de marcher ce qui nous la faisait un peu mépriser.
Chez elle, j'étais surtout intéressé par un boudha chinois qui hochait la tête, une de ces pacotilles comme les navigateurs en rapportaient de leurs voyages au long cours.Dans cette galerie de gens que nous fréquentions, je dois réserver une place à la famille Martinand quoique nos relations n'avaient pas été exactement d'amitié.
M. Martinand était un homme grand, un peu voûté avec une grande barbe grisonnante. Il était chimiste et poursuivant des recherches personnelles dans l'attente d'une application industrielle qui lui apporterait la fortune. Il avait acheté une grande propriété à Saint Loup [46] et avait aménagé la serre, une bâtisse vaste au milieu de la pinède, en laboratoire. Papa travaillait avec lui et y passait souvent ses soirées et ses dimanches. Dans le bâtiment de la ferme il avait transformé un hangar en atelier où il fabriquait des levures de vins sélectionnés, qu'il vendait dans le Midi, en Algérie et même au Proche Orient pour la fabrication du vin. C'était la mise en application industrielle ou semi industrielle des théories de Pasteur sur la fermentation et les microbes. Papa prétendait que c'était grâce à ce procédé qu'un vignoble algérien avait pu se développer. Il était aidé par un homme à tout faire, Charles, qui m'étonnait beaucoup car il avait un œil rouge et la paupière tombante. De plus étant protestant, comme son patron, il disait qu'il prêchait au Temple de la rue Grignan le dimanche, ce qui me paraissait curieux, à moi catholique, qui croyait cette mission réservée aux prêtres en soutane. Mme Martinand était une personne fluette, au teint pâle, à la voix faible qui parlait avec distinction. Elle avait deux filles, Juliette l'aînée qui poursuivait des études de médecine, qui devint médecin et se maria avec un médecin suisse mais pratiquant en France, l'autre Coucou, plus jeune qui fréquentait les Beaux Arts et sculptait. Elles avaient des gouvernantes allemandes (Theclka) qui leur enseignaient l'allemand, devaient parler anglais (elles appelaient leur chien Toy). Le tout m'en imposait beaucoup et je me sentais gauche et mal léché devant ces bourgeoises distinguées, rigides comme tout protestant, nous manifestant une gentillesse plutôt condescendante.
Maman les détestait parce qu'elle trouvait qu'elles exploitaient papa et l'attiraient hors de la maison. Quoiqu'il en soit nous allions souvent le dimanche dans leur propriété à St Loup.
On y rencontrait un ami de Mme Martinand, Mr Carrier homme de haute stature puissant, qui était directeur au Ministère de l'Agriculture.
Je suppose que c'est lui qui soutenait la famille. Lorsque M. Martinand mourut, M. Carrier épousa sa veuve.
Je fis donc toutes mes classes primaires pendant la guerre. La guerre ! La grande guerre [60] de 1914-1918. On la sentait venir depuis longtemps et mon père qui avait fait une partie de son service militaire comme secrétaire d'état major à Lyon en parlait souvent. Un dimanche de juillet nous revenions de la Vieille Chapelle en tramway lorsque, place Castellanne nous entendîmes les crieurs de journaux annoncer l'assassinat de Sarajevo. Mon père déclara : «c'est la guerre.» quelques jours après c'était effectif. Mon père fût mobilisé comme garde territorial au 141e régiment d'infanterie. Il revêtit le pantalon rouge et la vareuse bleu[e] de son régiment avec le képi bleu et rouge. Il fût affecté à la garde du tunnel de la Nerthe [61]. Sa mobilisation ne dura que quelques jours et il revint comme «affecté spécial» à son laboratoire du Ministère des Finances. Cela fût surtout dû à son âge et à ses enfants [62]. Mais beaucoup de camarades restèrent mobilisés pour servir à l'arrière du front pour creuser des tranchées ou secourir les blessés jusqu'à la fin de la guerre.
L'année suivante mon frère Jean fût appelé sous les drapeaux avec la classe 1916. [63] Il fût mobilisé au 6e Chasseurs alpins à Nice, partit pour les Vosges et finalement fût engagé dans la Somme. Plus précisément dans le secteur de Bouchavesnes. Après plusieurs jours de silence nous reçûmes un mot griffonné sur une carte où il nous annonçait qu'il avait été blessé au pied. C'est moi qui lut la lettre à haute voix et maman commença par me gronder croyant que je lisais mal, mais elle dû bien se rendre à l'évidence.
Heureusement sa blessure n'était pas trop grave et il se remit assez vite. C'était le moment où on constituait à Marseille une Légion Arménienne pour aller combattre en Egypte contre les forces du Sultan. [64] Il faut dire que Jean était devenu sergent. Il se proposa comme volontaire et fût accepté. Il échappa ainsi à l'enfer de Verdun et aux terribles combats de 1917-1918.
Mais nous n'étions pas au bout de nos angoisses. Car il revint en permission après une période d'instruction dans l'île de Chypre et dû repartir. C'était l'époque où les sous marins allemands patrouillaient au large de Marseille et coulèrent un transport de troupes, à la sortie du port, je crois que c'était le Porthos. Les bateaux ne naviguaient plus qu'en convois escortés par des navires de guerre. Ils se regroupaient au large de l'Estaque. Jean repartit sur l'Athos. Comment apprîmes nous que le bateau était en rade dans l'attente d'un convoi ? Quoiqu'il en soit maman décida d'aller le voir. Nous partîmes pour l'Estaque. Là nous trouvâmes les demoiselles Seguy, des amis de Jean qui faisaient comme nous. Nous louâmes une barque et nous voilà partis pour rejoindre le bateau. Nous n'étions pas d'ailleurs les seuls. D'autres barques se dirigeaient aussi vers le convoi. Le pêcheur qui nous transportait était vigoureux mais il rama longtemps, plus d'une heure. Le soir venait. Nous passions à côte de grands bateaux étrangement vides et silencieux. Nous étions angoissés. Arrivés au bateau l'accès nous fût refusé, cela n'étonna personne. Nous n'eûmes même pas la joie d'apercevoir Jean à la rambarde et nous retournâmes dans la nuit. Les tramways circulaient feux éteints, toutes les lumières des habitations devaient être voilées et sur les vitres des tramways des placards portaient la mention : «Taisez vous, méfiez vous ! Des oreilles ennemies vous écoutent.»
Nous ne sortions qu'avec nos parents. Le dimanche quand il faisait beau si nous n'allions pas voir des parents ce qui était rare, nous faisions de grandes promenades à pied. Soit dans Marseille même où la colline de Notre-Dame de la Garde nous ouvrait des chemins bordés de hauts murs, des traverses comme on disait derrière lesquels les riches familles marseillaises avaient encore de grandes propriétés et par lesquelles on débouchait sur le Prado [76] ou sur la Corniche. Parfois on faisait le tour de la Corniche à pied. La route était étroite. Un tramway faisait tout le tour de la Corniche pour revenir au centre de la ville et repartir par le Prado.
Le spectacle de la mer était toujours fascinant pour moi, soit qu'elle fût calme et d'un bleu profond par les jours de beau temps, démontée et déferlant en hautes lames qui passaient par dessus le parapet de la route et nous inondai[en]t quand le mistral soufflait en rafales, soit le soir au soleil couchant quand le disque du soleil noyait de sang le ciel et les flots.
Plus tard quand je pus sortir seul je venais parfois m'asseoir sur un banc à la plage du Prado lorsque la chaleur du jour était tombée en été et que le soleil s'enfonçait dans la mer. Ceci surtout pendant les vacances d'été où ne quittions pas Marseille. Je dévorais là les livres de Pierre Loti, rêvais d'horizons au delà de l'horizon d'Afrique et d'Extrême Orient. Ce n'est qu'au soir de ma vie que je pus, un peu, satisfaire ce désir d'évasion et d'exotisme qui est au cœur de tout Marseillais.
Parfois aussi on allait sur la jetée, très loin jusque vers Saint Henri. La digue n'arrivait pas jusqu'à l'Estaque. Là on était plus en contact avec la mer. D'un côté le grand large avec ses paquebots qui sortaient ou entraient, très loin le grand phare du Planier, puis on les voyait comme une silhouette minuscule juste sur l'horizon, puis disparaître.
De l'autre côté à nos pieds, c'était l'enchevêtrement des coques, des mats et des cheminées des bâtiments qui arboraient tous les pavillons de la terre et venaient de tous les ports du monde. D'énormes grues plongeaient dans les cales pour y puiser leur chargement de marchandises de toutes sortes qui s'entassaient sur les quais, recouvertes de grandes bâches goudronnées en attendant d'être enlevées par de gros camions attelés à de solides percherons.
Puis c'était le bassin de radoub où les navires subissaient l'entretien et les réparations nécessaires. L'air résonnait du bruit des marteaux et du ronflement des chalumeaux soudeurs.
Tout sentait le goudron et la saumure. C'étaient les plus belles promenades. Le tour du Vieux Port avait aussi son charme au mois de février quand le soleil commençait à réchauffer l'atmosphère.
De plus petits navires de cabotage, le plus souvent à voiles venaient y décharger leur cargaison. Il n'y avait guère de bateaux de plaisance, quelques grands yachts généralement battant pavillon anglais ou nordique. Les barques nous emmenaient au Château d'If ou faire le tour des calanques ou simplement traverser le Vieux Port et débarquer sur la rive d'en face. Mais pour cela il y avait surtout deux petits bateaux à vapeur, immortalisés par Marcel Pagnol, on avait l'impression d'embarquer pour un long voyage quand le plancher frémissait sous vos pieds aux trépidations de la chaudière, que la cheminée fumait, que le sifflet retentissait et que le capitaine criait ses ordres dans le porte voix au chauffeur dans la soute. Sur le quai c'était un grouillement de gens de toutes les classes et de tous les pays, des promeneurs, des badauds, des marins de la marine nationale débarqués du contre torpilleur qui venait d'accoster au bas de la Canebière, ou d'un navire de guerre anglais, plus tard américain ; des pêcheurs raccommodaient leurs filets et les faisaient sécher au soleil. Des camelots vous vendaient des montres japonaises qui ne marchaient qu'une heure. Des cracheurs de feu, des avaleurs de sabre, des briseurs de chaînes faisaient leur numéro, c'était le grand farniente.
J'allais oublier le Pont Transbordeur, pont suspendu qui marchait à l'électricité je crois et qui pouvait passer les piétons et les véhicules du Fort St Jean au Fort St Nicolas, deux forts de Louis XIV qui gardaient l'accès de la passe donnant dans le Vieux Port. Pendant longtemps à la fin de la guerre, deux grands voiliers, cinq mâts, restèrent à quai devant la capitainerie du Port, reste de l'armement qui assurait le ravitaillement de la France pendant la 1ere guerre mondiale.
Je participais aux travaux des champs, j'allais faner et charger les aumôniers de foin avec les paysans. Ils emportaient de petits barillets de bois dans lesquels ils conservaient le vin du pays, une vraie piquette d'ailleurs. Ils le mettaient au frais dans les ruisseaux qui coulaient partout et la boisson nous rafraîchissait quand nous avions bien peine à râteler. Je trayais les vaches.
La vieille grand-mère Maréchal me demandait d'aller chercher les œufs que les poules allaient pondre au sommet de la grange sous les poutres du toit et les vendait à la barbe de son fils. C'est elle un jour qui me demanda de lui expliquer comment il se pouvait que le soleil qui se couchait derrière les monts de la Grande Chartreuse se retrouvait à l'opposé le lendemain matin au dessus du Merdarel. Il commençait à y avoir des services réguliers d'avions, ainsi un petit avion qui reliait Marseille à Genève passait régulièrement à 3 heures au dessus de nos têtes, la vieille Maréchal me demanda un jour de lui expliquer ce qu'était cette espèce de grosse vache qui volait dans le ciel.
À leur temps perdu les femmes cousaient des gants pour les ganteries de Grenoble. Une de ces vieilles femmes nous racontait que son mari avait été chef de gare à la gare de Modane, et l'hiver de 1871 ils avaient été assiégés par les loups dans leur habitation. Il y avait aussi des tailleries de pierres semi précieuses et de diamants
La dernière année où nous sommes allés à Theys était l'année 1927, l'état de santé de maman s'aggravait. Elle avait des pertes de sang de plus en plus fréquentes et de plus en plus abondantes. Papa décida alors de rester à Marseille et loua pour la saison d'été une petite maison de campagne à St Julien.
L'idée d'un asservissement ne nous venait pas à l'esprit. Nous pensions faire une grande œuvre civilisatrice en apportant à ces peuples : notre science, notre savoir faire industriel, nos médecins, nos missionnaires. Et nous étions fiers de l'œuvre et du prestige de notre pays. Des fêtes folkloriques se déroulaient, fantasias des tirailleurs marocains, courses des chameliers mauritaniens, danses et chants des noirs. Nous avions pris une carte d'entrée permanente et nous allions tous les après-midi passer plusieurs heures à nous évader vers l'Orient et l'Afrique.
C'est à l'exposition que je vis fonctionner pour la première fois ce que l'on appelait alors la télégraphie sans fil, la TSF. Plus tard des amis bricoleurs réussirent à construire des postes à galène qui permettaient de capter avec des grésillements terribles, les premières émissions publiques. Un jour, je devais avoir 4 ans, on me mena au cinéma pour décharger maman, lorsque papa eut une congestion pulmonaire. On jouait «Quo Vadis» et un film de gangsters américain. Les lions de Quo Vadis me firent très peur et pendant des dizaines d'années mes cauchemars étaient peuplés de lions qui tournaient en rond dans notre cuisine du Bd Notre-Dame, tandis que nous étions réfugiés sur la soupente à 2m du sol.
Je me souviens d'être allé une fois, vers la même époque, voir une démonstration de l'aviateur Rolland Garros à la plage du Prado, à cette occasion des camelots vendaient de petits macarons en métal reproduisant un avion (un aéroplane) qui s'épinglait à la boutonnière.
Ainsi les années passaient entre une vie assez monotone et des études studieuses. J'aimais l'étude surtout les lettres bien que mon père voulut me pousser vers des études scientifiques. J'aimais rêver, j'aimais écrire, j'aimais la peinture, le jeu des formes et des couleurs. Sur mes cahiers je dessinais inlassablement, ce paysage de l'Isère vu de Theys, la Dent de Crolles et le Grand Som et le Petit Som dominant la vallée de l'Isère.
Je mettais les nuances avec des points plus ou moins denses, c'était mon pointillisme. J'aimais les clairs-obscurs et les jeux de lumière sur la patine des meubles.
Je m'intéressais peu à la politique et je ne saurais dire dans quelle chronologie exacte se succédèrent des événements tels que la guerre greco turque, les journées du 20 février 1934, le traité de Rapallo, pour ne citer que quelques uns des événements qui se passèrent en France ou dans le monde à cette époque.
J'étais républicain par tradition, comme l'était mon père et parce que la République était favorable aux pauvres que nous étions, qu'elle me permettait de faire des études en me donnant une bourse, que la vie dorée et égoïste des riches, des nobles et des rois me paraissait une insulte à notre pauvreté.
Dirai-je que jusqu'à 15 ans ma mère faisait tous mes vêtements et que malgré son habilité et son ingéniosité je souffrais de n'être pas habillé comme mes autres camarades.
Ce n'est qu'à 15 ans que mon père se décida à me faire faire un complet par un tailleur d'homme. C'était un Mr Caillol qui tenait boutique au bas de la rue de la République. Quelle joie et quelle fierté pour ma coquetterie. Je me souviens qu'il était gris. Je continuais à m'habiller chez Caillol jusqu'à mon départ de Marseille (1) [93].
C'était exaltant mais à ce rythme je me fatiguais énormément. Le premier trimestre je rivalisais avec les meilleurs, puis je perdis du terrain. Je travaillais jusqu'à 2 heures du matin et quand le sommeil me gagnait je me réveillais encore en respirant de l'ammoniac.
Je fis trois ans de khâgne. La seconde année je fus présenté par le lycée au concours de normale [98]. Mais la troisième année le lycée refusa de me présenter et je dus me présenter tout seul. Première déception. D'ailleurs au cours des épreuves je dus abandonner car je n'en pouvais plus. Cette année là j'avais passé mon conseil de révision [99] et je fus exempté de service. Loin de m'en réjouir comme le feraient les jeunes gens d'aujourd'hui j'en fus mortifié. L'armée pour moi c'était un honneur et un service.
Pour me consoler de ces déceptions j'avais obtenu une bourse du Gouvernement militaire français en Rhénanie [100] pour Mayence et je devais partir en juillet ou en août, je ne sais plus.
Comme je l'ai déjà dit l'état de santé de maman empirait bien que je ne m'en rendis pas compte exactement. Nous avions donc loué une petite maison de campagne à St Julien, «traverse du Japon» au lieu de partir à Theys comme nous l'avions prévu. La maison était sommairement aménagée, il faisait une chaleur torride et il y avait [devant] la maison une marre pleine de grenouilles qui coassaient à qui mieux mieux la nuit. Je ne pouvais pas dormir et un soir je sentis brusquement ma gorge pleine d'un liquide visqueux, ma respiration devint une toux rauque comme un soufflet de forge crevé et je vomis le sang. Je me rappelai la description de Pierre Loti dans «Mon frère Yves» de la sensation du pauvre petit marin français dont la poitrine fût troué d'une balle dans les marais du Tonkin. Jamais je n'oublierai la terreur qui m'envahit et je garderai toujours la frayeur au goût un sang dans la bouche au moins du saignement d'une gencive. Je crachais le sang pendant plus d'un mois. Mon père fût admirable. De son travail à la Joliette, il venait tous les jours à midi apporter un ou deux kilos de glace, car je buvais tout glacé ; je suçais de la glace et on m'en faisait des applications sur la poitrine. Je ne mangeais guère que des pêches glacées et je devais prendre un médicament horriblement mauvais. Ma pauvre maman tenait le coup comme elle pouvait.
Un jour je me sentis si proche de la mort que je demandais un prêtre. Je me confessai, je reçus la communion et je retrouvai une foi ardente faite de souffrances et de victoires sur la mort. Au mois d'octobre j'allais mieux mais il n'était pas question de retourner passer l'hiver à Marseille. Papa loua un petit logement à peu près remis à neuf à St Julien à la sortie du village sur la route des Trois Lucs.
Les années qui suivirent furent des années pleines de tristesse, entre Papa et Henriette. Henriette fût pleine de dévouement pour nous deux. Elle pris la place de maman au foyer et s'occupa parfaitement des soins du ménage.
J'allais mieux mais l'été à Marseille était toujours aussi chaud et pénible. Nous cherchâmes à passer l'été à la montagne. Une première tentative fût infructueuse. Nous avions loué des chambres dans un hôtel à Sey près de Bourg Saint Maurice pour Henriette et moi. C'était le début de l'été nous étions seuls à l'hôtel. Pour notre premier séjour, seuls tous les deux, dans un milieu inconnu, c'était trop difficile. Je ne tins pas le coup et nous retournâmes à Marseille au bout de quelques jours.
L'année d'après nous repartîmes cette fois pour Notre-Dame de Bellecombe où nous avions trouvé un petit hôtel de montagne et là le séjour nous réussi mieux. J'y passai l'été. Nous avions fait la connaissance avec différentes personnes qui avaient dû être émues par notre jeunesse, notre inexpérience et notre isolement. C'est ainsi que nous entrâmes en raport avec une famille habitant Megève toute l'année et qui prenait un ou deux pensionnaires pour amortir les frais de la location. Les Chaffard, Mr Chaffard était genévois et pulmonaire comme moi. Il lui fallait la montagne. Sa femme était lyonnaise, apparentée à un fabricant de chocolat de Lyon, la famille Voisin. Je partis ainsi le 1er Novembre 1929 (?) pour Megève pour y passer quatre mois d'hiver.
Il n'était plus question que je reprenne la khâgne. Je me décidai, comme m'y incitait le médecin, ami de la famille, à faire une licence en droit. L'avantage était que je pouvais préparer tout seul, étant exempté de service [101], les cours de la Faculté d'Aix. En khâgne j'avais appris à apprendre tout seul. De plus l'histoire de la révolution et de la 3e République m'avait permis d'apprendre le droit constitutionnel.
Je pus ainsi préparer et passer mes trois années de licence en droit, tout seul. Je travaillais sur la chaise longue devant la fenêtre ouverte par moins dix degrés ! L'encre gelait au bout du stylo. La nuit on dormait aussi la fenêtre ouverte quelle que soit la température du dehors. C'était avec le repos et la nourriture abondante le seule manière de soigner la tuberculose à l'époque.
Je passais ainsi 3 mois d'hiver à Megève, je retournais à Marseille passer mes examens et je retournais passer trois mois d'été à Notre-Dame de Bellecombe.
Le séjour à Megève n'était pas désagréable mais pour moi le plaisir était gaté par l'idée de la charge que j'étais pour mon père, le fait que je n'avais pas d'argent et ne voulais pas en dépenser inutilement et le souci que j'avais de mon avenir assez sombre. Mais je rencontrais des gens d'un autre milieu que celui où j'avais toujours vécu et je voyais le monde sous un autre jour. Je devais paraître à tout mon entourage bien gauche et mal dégrossi et de fait quand je repense à ce que j'étais à l'époque, je reconnais que j'étais dépourvu de bonnes manières, pas policé, timide et en même temps très orgueilleux et ambitieux.
Quand j'étais en khâgne j'avais choisi comme devise «fortis esto et ceteros contemne.» Être fort c'était mon but alors que j'étais si faible et le mépris des autres, de tous les autres, c'était une manière de défense à l'égard du monde que je sentais plus fort, plus riche, plus vivant que moi-même.
Mon premier contact avec la montagne fût pour moi un événement. J'arrivais le lendemain de la Toussaint. Il avait beaucoup neigé les jours précédents et pour rejoindre la pension des Chaffard, je devais passer entre deux murs de neige de plus de 1 m. De plus il faisait froid. C'était le première fois que je passais l'hiver dans la neige et le froid.
Je ne sus jamais skier convenablement, mais le peu que je pouvais faire me suffisait. Je goûtais ainsi la vitesse des descentes, les sensations de liberté qu'on éprouvait à glisser dans la neige poudreuse.
Megève était une station très à la mode. Il y avait beaucoup d'animation, des boutiques de luxe comme à Paris, des boîtes de nuit dont la fameuse Isba. Sans dépenser de l'argent, ce qui était toujours mon principal soucis, je pouvais voir de jolis étalages, de jolies femmes, l'évolution des patineurs sur la patinoire, des sauts de ski sur tremplin, des courses de bobs la nuit.
Je crois que je n'allais qu'une fois à l'Isba à la demande d'une jeune fille qui ne voulait pas être importunée en y allant seule et à qui je servais de chaperon. Elle savait qu'elle n'avait rien à craindre de moi car j'étais toujours aussi timide et enfermé devant les femmes.
J'appris à jouer au bridge et j'allais ainsi faire le 4e avec des personnes que je connaissais d'ailleurs peu. Un jour je fus invité par une dame à faire une promenade en traîneau pour tenir compagnie à sa petite fille. Les traîneaux étaient une des attractions de Megève. Ils étaient peints de couleurs vives et les cheveaux portaient des colliers garnis de clochettes qui sonnaient joyeusement sur la neige. On se serait cru en Russie en hiver. C'était merveilleux de glisser ainsi, chaudement enveloppés avec une bouillotte d'eau chaude aux pieds.
Le soir les bobsleighers descendaient la route du Mont d'Arbois fermée au public à des vitesses folles. Chez les Chaffard on était plutôt en famille qu'en pension et pour moi tout était tellement nouveau, tellement plus «chic.» pour le jour de l'An par exemple on réveillonna avec huîtres et champagne. C'était la première fois que je faisais un repas pareil. Tout le monde à Megève était un peu fou. Il y avait des malades qui loin d'essayer de se soigner brûlaient leur vie. Il y avait cette princesse russe, épouse d'un banquier, qui buvait le champagne dans un seau et qui embrassait le pianiste de l'Isba, ivre comme une polonaise, ou plutôt comme un russe. Il y avait une jeune femme qui jouait du violon merveilleusement et qui s'arrêtait pour cracher le sang. Il y avait ma voisine de chambre qui venait dans ma chambre en chemise pour m'emprunter du fil et une aiguille et qui couchait avec un garçon et lui demandait amoureusement, on entendait tout à travers les cloisons, de lui faire un enfant. Il y avait ce peintre qui accumulait ses toiles dans la chambre à côté et dont j'ai retrouvé et acheté une estampe de cette époque à Colmars il y a quelques années.
C'était l'une des plus riches familles marseillaise, mais très catholique. Mr Martin-Chave habitait un hôtel particulier de 5 étages rue Paradis vers Saint Giniez la maison était somptueusement meublée mais ce qui était le plus remarquable c'était la collection des Monticelli, un peintre marseillais d'assez grande renommée qui avait été l'hôte à la table du grand-père Martin-Chave et payait son écot avec des tableaux. Le fils aîné était comme je devais l'apprendre plus tard, un ami de Maurice le frère de Denise, avec qui il faisait ses frasques de garçon de famille riche et désœuvré.
Je fus d'abord engâgé pour l'été. La famille Rocca possédait une grande propriété dans les environs d'Aix, Rochefontaine. Elle devait être très grande car il y avait des routes goudronnées et on y circulait en auto. Pour moi je n'allais jamais plus loin que la porte du château. Je savais seulement que quelque part sur une hauteur qui servait de poste de chasse il y avait une ruine romaine d'où mes élèves revenaient avec des statuettes romaines plein les poches. Le château était une grande et fière bâtisse construite par Pierre Puget avec un escalier d'entrée à double révolution. Des deux côtés étaient les communs et c'est là que j'étais logé dans une chambre de domestique. C'était très rustique mais à l'époque personne n'aurait songé à s'en plaindre. Le château lui même n'était guère plus confortable. Je n'allais jamais dans les chambres ou autres pièces mais j'avais le privilège de prendre mes repas avec mes élèves à la table du maître de maison, Mr Rocca qui à l'époque était presque aveugle. C'était une immense salle à manger à laquelle seule les adultes avaient accès et les garçons à partir de 10-11 ans. Les filles quelque soit leur âge n'étaient pas admises. L'été toute la famille Rocca habitait à Rochefontaine. Les messieurs partant de bon matin en voiture pour leur travail et ne rentrant souvent que le soir. La famille était importante et les enfants et leurs nurses prenaient leurs repas dans une autre salle à manger. Les domestiques à la cuisine sans doute. En tout il y avait 72 personnes présentes en permanence. Je pus observer là une grande famille qui me fit comprendre le roman de Thomas Mann, les «Buddenbrocke.» Le fondateur [107] de la lignée qui était venu tout jeune d'Italie, il avait une fille aînée mariée à un notaire qui gérait les intérêts immobiliers de la dynastie. Les deux autres filles étaient mariées aux banquiers Martin-Chave dont j'étais l'employé. Ils représentaient la banque dans le groupe. Un fils dirigeait la savonnerie Rocca avec accessoirement la «Végétaline.» Une fille était mariée à un M. Rastoin, qui était propriétaire d'une huilerie et président de la chambre de commerce de Marseille. Une fille était mariée à un Mr Bataille, député et maire (je crois de St Étienne). Je pense que c'est le fils de ce Bataille qui a écrit une vie romancée du château de Rochefontaine et de ses habitants que j'ai lu récemment (c'était ma nièce Simonne qui me l'avait désigné) sous le titre : «Les jours meilleurs.»Ma fonction consistait à faire faire du latin et du français aux deux fils Martin-Chave. Le reste du temps je le passais assez retiré dans ma chambre où dans le jardin à la française dessiné par Puget.
Chacune de ces personnes avait sa place assignée à l'immense table où prenaient place toujours plus de vingt personnes, la fille aînée à la droite de M. Rocca qui présidait la table. Pour moi j'étais à un bout de table avec mes élèves, bien heureux de ne pas être remarqué et observant. On reçut ainsi toutes les personnalités de la société marseillaise, l'évêque, le général gouverneur la place de Marseille, le préfet un jour cependant où nous étions tous réunis et où nous avions pris place à table je remarquai une place vide. Le maître de maison ne donnait pas le signal du service et tout le monde attendait. Puis à un moment donné arriva celui que l'on attendait, un monsieur de petite taille qui observa la table et se mit à faire le tour à pas comptés. Arrivé à ma hauteur il s'arrêta, s'inclina et énonça son nom. C'était Mr De Roux, un des associés de Mr Rocca et j'étais la seule personne qu'il ne connaissait pas, et pour cause autant dire que j'étais dans mes petits souliers et qu'après avoir balbutié mon nom je plongeais le nez dans mon assiette.
Je ne sais maintenant plus comment j'appris que l'on pouvait faire un stage au Parquet gratuitement pour passer le concours de la magistrature. Je n'avais aucune envie d'être magistrat. Ma sympathie allait plutôt aux prisonniers que l'on voyait menottes aux mains, sortir du fourgon cellulaire, rue Breteuil, pour être présentés au petit Parquet comme je l'appris plus tard.
Mais je vis là le moyen de me former gratuitement à la pratique du droit, du droit pénal sans doute, mais j'avoue que je ne voyais pas trop la différence. Je présentais ma demande et fus agréé. Ainsi pendant deux ans je réglais les dossiers des substituts des chambres correctionnelles puis je passais au service civil, état civil, affaires concernant les mineurs.
Dans les chambres correctionnelles, je réglais les dossiers c'est à dire que je préparais le réquisitoire définitif qui était un résumé des charges pesant sur l'inculpé et la réquisition du Parquet adressée au juge d'instruction de rendre une ordonnance de renvoi dans une juridiction de jugement.
En même temps des magistrats nous faisaient des cours d'instruction criminelle et de droit pénal général et spécial. Je fis là encore la découverte d'un monde nouveau, celui des escrocs, des obsédés sexuels, de la pornographie, des voleurs.
J'avoue qu'au début je voyais plutôt les lacunes de la poursuite que les charges qualifiant le délit. Mais je finis par prendre le pli.
Je me souviens seulement de deux ou trois affaires qui m'avaient particulièrement marqué. J'eus un jour à régler le dossier d'un évadé du bagne. Il était arrivé à Marseille caché dans le canot de sauvetage d'un paquebot qui faisait la liaison avec l'Amérique du Sud après avoir descendu le Maroni dans une pirogue de fortune.
C'était un Indochinois. Je ne sais comment il se fit prendre. Mais il avait travaillé comme aide cuisinier dans plusieurs restaurants où on lui avait délivré des certificats de travail élogieux. L'un d'eux précisait qu'il était scrupuleusement honnête, or il avait été condamné par une cours d'assises d'Indochine, pour ce que nous appellerions maintenant un hold-up, aux travaux forcés à perpétuité.
Je me souviens aussi de l'escroquerie d'un devin qui se faisait donner des mètres de drap blanc pour conjurer les esprits dans des séances de voyance. Dans un dossier de divorce j'ai retenu la lettre de cette femme qui écrivait à son mari : «Mr je vous pisse au cul pour vous laver la tête.»
Nous étions avocats stagiaires et nous plaidions pour l'assistance judiciaire. Nous allions ainsi plaider au Fort St Jean les pourvois en cassation introduits par des militaires français déserteurs qui avaient été condamnés par des tribunaux militaires aux colonies, ou les recours contre les décisions rendues par les tribunaux des Echelles du Levant, juridiction française sur le territoire égyptien, depuis le Moyen âge (?) [108]. Je plaidais aussi quelques affaires en correctionnelle, pour une justice de paix [109] pour une affaire de loyers. Mais à part ces deux affaires qui me rapportèrent quelque chose, toute mon activité au barreau ou au parquet était entièrement gratuite.
Le secrétaire du Conseil de l'Ordre distribuait les affaires aux stagiaires. C'était un Corse comme il se devait et je suppose qu'il fallait lui verser la pièce pour avoir quelque affaire qui puisse être intéressante. Comme je n'avais pas d'argent je ne reçus jamais que des broutilles.
Quelque fois des ténors [110] du barreau de Paris venaient plaider je les écoutais avec délectation. C'est ainsi qu'un jour Me Torrès vient plaider comme partie civile pour la veuve d'un peintre, Prais, qui avait été diffamé. Me Torrès de sa voix prenante lisait des poèmes de Carco, (ou des lettres peut être) parlant en termes chaleureux du talent du peintre des corridas. Deux années passèrent ainsi.
Un jour revenant d'une réunion du cercle d'études germaniques avec Denise je lui dis que je l'aimais. Elle ne me sauta pas au cou, elle ne m'embrassa pas sur la bouche, elle baissa la tête je la sentis très émue et je compris qu'elle aussi m'aimait.
Pour faire des projets de mariage il fallait que j'ai une situation et que je sois sûr de ma santé. Pour la première de ces deux conditions je me mis à travailler le concours de la magistrature avec acharnement. Pour le second, je posai la question franchement au Dr Wintz car je continuais à aller à Villingen pour l'été. Le Dr Wintz m'assura que rien ne s'opposait à mon mariage.
Une nouvelle barrière était à franchir celle de l'examen médical. Je choisis un médecin conseil dont on m'avait assuré qu'il était compréhensif et qu'il ne s'arrêterait pas à la cicatrice de ma lésion. Ce qui arriva.
Nous pûmes nous marier le 3 janvier 1939. C'est mon cousin Mallet qui nous maria à la mairie. Le mariage eu lieu à l'église de St Giniez et la réception dans la villa de ma belle mère à St Giniez.
Mon témoins avait été à la mairie mon frère Jean. Sachant que j'allais quitter la maison et mon père, je ne voulus pas partir sans m'être réconcilié avec mon frère Jean. La rencontre fût préparée par une cousine qui avait conservé des liens avec lui et c'est ainsi qu'après 14 ans de séparation je retrouvais mon frère.
C'est à la suite de la lecture d'un texte de l'écriture que je pris ma décision. Le texte le voilà : «Si tu vas à l'autel et que tu es fâché avec ton frère, laisses là ton offrande et vas te réconcilier avec ton frère.» (C'était à peu près la phrase de l'Évangile ou est-ce dans St Paul ?) Cependant Jean ne voulut pas assister au mariage religieux, ni prendre part au déjeuner et au lunch qui suivit. La réconciliation était trop fraîche. Je le compris et ne lui en voulut pas.
Le soir nous partîmes tous deux vers une nouvelle vie. C'est le chauffeur de ma belle mère, Mr Adam qui nous amena au Bd Notre-Dame où nous changeâmes de vêtements, prîmes une [petit repas ?] et partîmes à la Gare St Charles. Le frère de Denise, Maurice qui faisait son service militaire dans les chasseurs alpins à Nice, nous avait donné les clés de sa chambre. Dans le train le chauffage ne fonctionnait pas, nous arrivâmes transis à Nice. Ce fût notre première nuit d'époux. Nous restâmes peu de jours à Nice. Nous allâmes jusqu'à San Remo. J'étais très mal fichu. Denise se moquait un peu gentiment de moi, [le soir]. Sans doute il y avait l'émotion, mais je crois surtout que le froid que nous avions eu dans le train était la première cause de ma «grippe.» Il fallut vite rentrer à Marseille. Nous allâmes nous installer dans l'appartement de fonction que Mr Georgen [113] avait à la poste Colbert. Nous vécûmes là des jours de bonheur en attendant ma nomination comme juge suppléant. Nous allâmes un dimanche dans les calanques pique-niquer avec un délicieux saucisson à l'ail.
Mais nous étions heureux. Denise était enceinte et pour moi je n'avais jamais connu un pareil bonheur. Au mois de juin quand il fût question d'organiser les vacances, les collègues se crurent très habiles en me désignant pour partir le premier. Nous prîmes donc nos vacances en juillet. Nous les passâmes à Villars. Ai-je dit que la mère de Denise avait acheté une maison de paysan à Villars peu avant et que j'étais déjà allé passer des vacances de fiançailles à Villars ? Grand-mère [117] a toujours raconté les conditions dans lesquelles elle avait acheté cette maison. Elle avait vu l'annonce d'une vente aux enchères dans les journaux et elle s'était portée acquéreur. Elle eut la maison pour 1500 F, les gens du village qui convoitaient les champs faisant partie du lot n'ayant pas enchéri. Nous rentrâmes à Marseille en auto, dans l'auto de Grand-Mère conduite par le fidèle Mr Adam [118]. Nous passâmes par les gorges de l'Artuby et Draguignan. Nous eûmes d'aileurs une panne, les ressorts de suspension ayant cédé il avait fallu aller chez un forgeron se faire faire un collier de fortune.
Denise avait accouché d'une petite fille, Thérèse en souvenir de ma mère. Je n'étais pas à Marseille pour l'accouchement et ne pus aller à Marseille que pour la Noël et faire la connaissance de ma petite fille.
Denise m'appris que j'avais failli ne plus la revoir car elle avait eu une hémorragie dans la nuit qui avait suivi l'accouchement et qu'elle n'avait été sauvée que grâce à la vigilance d'une infirmière qui était accourue à son premier appel.
Je restais ainsi seul à Mulhouse tout l'hiver. Il ne se passait rien. Les deux armées étaient en présence sans bouger. C'était ce qu'on a appelé la «drôle de guerre.»
Au mois de février ou mars je fus convoqué à Besançon pour un conseil de révision [119]. Je partis donc laissant la maison à l'abandon. J'arrivais à Besançon un soir. Je devais me présenter le lendemain. Je pris une chambre dans un bon hôtel. Je me doutais que pour longtemps je ne connaîtrai plus le confort. Je pris un bon bain et je mangeais une boîte entière de marrons Faugier [120]. Le lendemain je me présentais à la caserne. Pendant quelques jours il ne se passa rien. On attendait. Puis un médecin nous convoqua à tour de rôle. Je fus reconnu bon pour le service auxiliaire et je reçus mon bulletin d'affectation pour une unité du train des équipages à Lyon. À Lyon j'allais au fort (Fort St Jean ) qui domine la Saône.
Là encore quelques jours se passèrent sans que rien se produisit. On couchait sur des bas flancs en bois garnis de paille. Les autres appelés travaillaient sur les quais à décharger des péniches. Je couchais à côté d'un petit voyou marseillais qui jouait le bookmaker et qui voulait donner des conseils pour jouer aux courses.
Le 3e ou le 4e jour un adjudant nous réunit et se rendit compte que j'avais été mal dirigé sur quoi je fus envoyé au Parc de le Tête d'Or où nous étions logés dans le lycée [121] (est-ce le lycée Ampère ?).
Nous étions sous les ordres d'un sergent qui était censé nous apprendre le métier des armes. On allait à l'exercice le long de la voie ferrée. Nous apprenions à présenter les armes car on devait être passé en revue par le général (Lequel ?). La théorie du fusil était courtelinesque. Notre sergent, un épicier de Lyon, ne se prenait pas ni ne nous prenait au sérieux. Pour lui le fusil se composait de deux parties, le «fu» et le «sil.» pour tirer il fallait être deux. L'un qui tenait le fusil et l'autre qui lançait la pierre. Quand le képi de l'aspirant se profilait à l'horizon on reprenait le maniement d'arme avec zèle et quand il avait disparu on se mettait au repos et on attendait que le temps passe.
Je ne tardais pas à avoir une bonne grippe et je fus envoyé à l'hôpital Villemanzy qui domine toujours le cours du Rhône sur la Croix Rousse.
Arrivé là on me mit d'office au lit, bien que je protestai que je n'étais pas malade au point de rester au couché. Lit, température à prendre matin et soir. Un grand bol de tilleul à boire entre temps. La nourriture était bonne, nourriture pour tuberculeux et nous attendîmes. Devant nos fenêtres il y avait un magnifique panorama. La vue portait jusqu'aux Alpes et on voyait très bien le Mont Blanc. L'aumônier m'avait prété un livre qui m'aidait à tuer le temps.
Il se trouvait que le voisin qui nous avait dépannés était le président des charcutiers de Lyon. Par lui, voyant notre détresse, nous eûmes un peu de charcuterie sans tickets. De plus mon amie de Suisse, Pouponne Chaffard [129], dont la belle sœur était en parenté étroite avec une famille de chocolatier célèbre à Lyon, les Voisin et à qui j'avais demandé d'être la marraine de Jacques, obtint que je puisse disposer d'un peu de chocolat sans tickets, tous les mois.
Mon séjour à Lyon dura deux ans. Nous jugions à tour de bras des communistes, pour appartenance à une association dissidente et des avortements. Pour les avorteuses la peine était toujours la même, et sévère, plusieurs mois de prison. Une seule trouva grâce à nos yeux, car elle était Anglaise. Le président jugea que la loi contre l'avortement avait été prise pour sauver la natalité française et non celle d'un pays étranger avec lequel nous étions d'ailleurs en froid sinon en guerre. Elle fût acquittée. Pour les communistes c'était toujours une peine de prison. Le procureur trouva que nous manquions de fermeté et un jour il convoqua chacun de nous pour nous demander plus de sévérité. Ce fût la seule fois de ma carrière où le pouvoir [130] intervint ainsi pour peser sur nos décisions [205]. Un jour pourtant on tint une assemblée générale extraordinaire de tous les magistrats dans la 1ere chambre de la Cour et on nous fit prêter serment de fidélité au Maréchal Pétain. Certains ne le firent qu'avec réticence. Pour moi comme beaucoup de Français de l'époque je considérai le Maréchal, le vainqueur de Verdun, comme une chance pour sauver l'honneur de mon pays et défendre au mieux nos intérêts de vaincus. Nous étions beaucoup à penser que le Front Populaire qui avait dirigé la politique de la France en 1936 et depuis était pour beaucoup dans notre défaite. Qui avait vu la retraite de nos forces armées comme je l'avais vue à Valence et à Montélimar, sans avoir combattu sans nous avoir défendu pouvait mettre en cause le patriotisme de nos compatriotes, ralliés aux thèses internationalistes et il ne faut pas oublier que la Russie communiste s'était alliée à Hitler pour combattre la Pologne de sorte que les communistes à nos yeux étaient cette 5e colonne [131] dont on parlait tant qui désorganisait nos forces et notre résistance.
Sans doute Hitler se retourna contre les russes au moment même où nous étions à Lyon, et les communistes furent des premiers résistants, mais cela nous ne le savions pas encore. Pour nous ils étaient toujours les alliés de l'hitlérisme et plus tard quand nous connûmes leur résistance nous pensions que c'était pour instaurer en France après la libération de la France, un régime communiste. Nous étions nourris de tout ce que nous avions su et d'horreurs et d'atrocités sur la Révolution russe depuis 1917 et nous craignions par dessus tout ce grand soir [132] de sang et de larmes qu'on nous promettait, à nous, les gens de l'ordre. Et le spectacle de la populace déchaînée dans les rues de Marseille en 1936 [133], ne pouvait que renforcer mon aversion pour le peuple, celui des bas fonds. Celui qui avait commis les exactions de 1793 [134]. Et bien qu'à la suite de mon père je fus plutôt porté vers les réformes sociales je détestais par dessus tout le désordre et la vulgarité.
C'est à Forcalquier que je me suis mis au scoutisme. Je dois dire qu'au Parquet de Marseille lorsque j'étais attaché au Parquet, j'avais été contacté par mon camarade Gollety [139] et par un autre collègue, Maurice Liotard, pour faire partie d'un groupe qui s'intitulait : Magistrats scouts chrétiens [140]. Le fondateur de ce groupe était un substitut au Parquet de Paris, Marc Daste qui voulait créer un mouvement comparable à d'autres équipes professionnelles qui s'inspiraient du livre de Liautey sur le rôle social de l'officier voulant donner un rôle social (et chrétien) dans son activité professionnelle. Nous collaborâmes ainsi à une grande enquête sur la famille qui devait inspirer, nous l'apprîmes plus tard le décret loi du code de la Famille de 1939. Plus tard lorsque j'ai fréquenté les milieux parisiens je me suis rendu compte combien les magistrats (ceux du haut de l'échelle qui avaient des rapports avec le monde politique) pouvaient inspirer le législateur, à l'époque je ne m'en rendais naturellement pas compte. Mais j'étais profondément croyant et voulais mettre l'enseignement de l'Église au centre de ma vie. J'avais d'ailleurs trouvé chez Denise une même foi aussi profonde sinon aussi mystique que pouvait être la mienne.
Quoiqu'il en soit l'équipe était l'équipe des magistrats routiers, donc scoute. Aussi lorsqu'à Forcalquier on me demanda de créer une troupe scoute je ne me dérobai pas. Ayant eu une enfance maladive je n'étais guère sportif et cependant je me suis mis à pratiquer les activités scoutes. Fonder une troupe en pleine guerre n'était pas chose facile. On manquait de tout, équipement, uniformes, ravitaillement. Je trouvai un double toit de tente qui servit de tente. On s'habillait comme on pouvait et on ne mangeait pas toujours à notre faim. Je couchais sous la tente, j'organisais des jeux scouts. Les paysans du coin n'en croyaient pas leurs yeux. Ils n'avaient jamais vu de juge en culotte courte.Je fis ma promesse et un jour nous étions allés passer quelques jours à Villars avec les plus âgés de mes scouts, ils me totémisèrent [141] selon la meilleure tradition de Baden Powel. Je fus «baptisé» Beulette généreuse. Beulette parce que j'en avais la taille mince et ondulante, en me qualifiant de généreux mes petits scouts reconnaissaient le trait qui me caractérisait le plus à l'époque, la générosité. Nous avions tout perdu à Mulhouse, nous n'avions pas un sous vaillant, mais nous ne pensions qu'aux misères de notre pays et nous acceptions bien volontiers d'en supporter notre part et de contribuer un tant soit peu au redressement de notre pays.
Au bout de 2 ans à Forcalquier ma nomination comme juge d'instruction à Digne à la place de mon ami Liotard [158] promu à l'avancement, alla de soi. Il fallut donc déménager à nouveau, trouver un logement à Digne et transporter le peu de mobilier que j'avais pu trouver. J'avais acheté un grand bahut toujours dans les mêmes conditions à une vieille personne de Forcalquier qui entrait à l'hospice. Le meuble était moins beau que le premier que j'avais acheté, mais c'était du noyer et un travail d'ébéniste. Il est maintenant à Villars. Et nous étions maintenant six. Je me logeais à Digne à l'hôtel Mistre et je trouvai facilement un petit appartement, rue Paul Martin, à vrai dire c'était celui du président du tribunal qui lui aussi venait d'être promu. Il laissa simplement un ou deux meubles et je pus y caser les miens très facilement. Ce n'était pas un logement extraordinaire, mais il y avait une salle de bain et le chauffage central. Les propriétaires étaient des gens de Barcelonnette qui partaient régulièrement faire fortune au Mexique et qui en revenant se faisaient construire des maisons qui paraissaient opulentes pour le pays, car le département des Basses-Alpes était l'un des plus pauvres et des moins peuplés de notre pays.
Et nous voilà installés à Digne et moi juge d'instruction dans la période la plus mouvementée de notre époque. Tout le pays était désormais occupé par les Allemands. Il y avait à Digne un général avec son état major logés dans un hôtel du Bd Gassendi et la Gestapo à la villa Marie Louise et l'hôtel qui se trouve sur la route de Nice à la sortie de la ville. Je suis saisi tous les jours d'assassinats dont on sait qu'ils sont à peu près toujours du fait de la résistance, mais aussi des vols qui peuvent être de simples pillages de droit commun ou des rançons payées à la résistance. Je sais aussi que la Gestapo vient fouiller dans les dossiers et se saisir de détenus suspects. Il s'agit donc d'être prudent. Ne sachant comment voir clair je pose ouvertement la question à l'un des 2 avoués auprès du tribunal. Me [NDLT ?], un vieux radical socialiste de la 3e République. «Pouvez vous me mettre en relation avec le chef de la résistance dans le département afin de savoir dans les affaires dont je serai saisi, s'il s'agit d'une affaire de résistance ou de droit commun ? » Sans me dire ni oui ni non, il me répond «Cela demande réflexion.» Quelques jours après il vint me retrouver pour me dire que l'intéressé accepte mais que je serai surpris de voir la personne dont-il s'agit. Effectivement quelques jours après se présente le receveur de l'enregistrement. C'était lui qui était le chef, de je ne sais pas qui d'ailleurs car il y avait au moins 3 mouvements de résistance : l'armée secrète, provenant de régiments de chasseurs stationnés à Digne, dissous après l'entrée des Allemands en zone libre, les FTP (Francs Tireurs et Partisans) communistes et les FFI (Forces Françaises de l'Intérieur). Heureusement je ne restai qu'à peu près un an à l'instruction.
À côté des affaires de résistance, les affaires criminelles de droit commun ne manquaient pas. C'est ainsi que j'eus à instruire deux affaires dignes d'un roman de Giono. la première se passa au ravin de la Malune sur la route qui descend du col d'Allos sur Barcelonnette. La route est difficile, étroite et il y a là un à pic de quelques 700 m. Or un berger de Provence venait garder ses troupeaux de moutons dans les alpages de la région. Il était jeune, vigoureux, plein de vie et sans doute de poésie. Sur place il y avait un cantonnier dont la femme était jeune avec la grâce des femmes bas alpines. Ce qui devait arriver, arriva ! Le berger tomba amoureux de la femme du cantonnier si ce n'est pas le contraire. Il [le cantonnier NDLR] devint gênant. Il fallait le supprimer. C'était l'hiver où le italiens abandonnèrent Hitler. Les troupes italiennes occupaient la région de Nice et les Basses-Alpes. Elles se débandèrent et passèrent par les cols pour rejoindre l'Italie abandonnant au long de la route armement et ravitaillement. Les amants conçurent alors un plan pour se débarrasser du mari. Le berger dit au cantonnier qu'il connaissait l'endroit où les Italiens avaient abandonné des futs d'essence et qu'ils pouvaient récupérer. Il l'amena ainsi au ravin de la Malune et lui montra sous le talus de la route l'endroit où devait se trouver les fûts. Le cantonnier s'étant penché sans soupçons au dessus du ravin, le berger d'une poussée dans le dos le précipita dans le vide et le malheureux alla s'écraser 700 m plus bas. Puis il disposa sur le bord de la route, la brouette du cantonnier, sa pelle, sa pioche, sa veste et alla se coucher avec sa maîtresse. Le lendemain matin celle-ci se rendit à la gendarmerie pour annoncer la disparition de son mari.
L'enquête fut vite terminée et les amants démasqués (par la montre de la victime arrêtée au moment de la chute) avouèrent sans peine leur crime. En plein hiver et sans essence, il n'était pas possible d'aller faire une reconstitution sur place ; l'affaire dût passer aux assises mais je n'étais plus là pour terminer l'instruction. Une autre affaire se passa aux portes de Digne à Aiglun. On vint m'avertir de bonne heure qu'un drame venait de se passer dans une ferme isolée de l'endroit. Transport sur le lieu. Un vieux paysan vivait seul avec sa belle fille et sa petite fille âgée d'une dizaine d'année tandis que le fils s'occupait d'une autre propriété assez éloignée. Ce matin là, la jeune femme sortit à l'aube de la ferme en chemise et hurlant. On trouva le corps du beau père au pied d'une échelle dans la grange, le crâne ouvert d'un coup de bistoulié (rouleau à pâtisserie) et la petite fille grièvement blessée dans le coma. Y avait-il eu une discussion d'intérêt entre les deux, le vieil homme avait-il voulu abuser de sa belle fille ? Il me fut impossible d'interroger la fillette et la femme choquée ne voulait rien répondre.
Nous nous contentâmes de faire une description des lieux et de faire les premières constations. Détail amusant au milieu du drame, mon greffier tomba sur une réserve de jambons pendus à une poutre. En cette période où nous n'avions presque rien à manger cela ne pouvait qu'exciter notre envie. Mon greffier n'y tint pas et il demanda au mari, accouru sur les lieux, la permission de se restaurer de quelques tranches de jambon fumé. L'homme qui avait d'autres soucis en tête acquiesça et nous mangeâmes de bon appétit. Je ne sus jamais la fin de cette affaire ayant été nommé en Alsace entre temps.
Un jours des jeunes en manipulant du plastic à Manosque provoquèrent une explosion. Il fallut me rendre sur les lieux. À l'entrée de la ville nous fûmes arrêtés par un groupe de FFI. Et qui le commandaient ? C'était «Brioche.» Brioche était une petite gouape [165] marseillaise qui à la suite de nombreuses condamnations avait été interdit de séjour à Marseille et assigné à résidence à Manosque. J'avais eu à faire avec lui pour de nombreux délits et quelques jours avant la Libération alors qu'il avait tenté une révolte à la prison et blessé d'un coup de revolver par le surveillant chef, je l'avais interrogé à l'hôpital où il invoquait à grands soupirs la Bonne Mère et m'étant étonné qu'il crût en quelque chose il me répondit : «Mais je suis un bon chrétien.» Or ce jour là à Manosque il me braqua la mitraillette sur le ventre en me disant «C'est nous qui faisons la police maintenant.» Mais il se contenta de cette petite revanche et me laissa faire mon travail. Mais les fusils partaient vite à cette époque ! Je dois dire que le jour de cette fameuse révolte, j'avais eu une indigestion de cerises et Denise m'avait retrouvé évanoui sur le parquet ce qui m'évita d'aller faire un transport en prison et peut-être d'être arrêté et même plus simplement «liquidé.» Qu'aurait été le crime ? Sinon celui d'être partâgé entre mon serment de magistrat et mon devoir de français ? D'ailleurs tout cet hiver lorsque je rentrais la nuit à la maison et que j'entendais un pas derrière moi dans les ruelles étroites et désertes du Vieux Digne je me demandais si mon heure n'était pas venue. Mais on s'habitue au danger. J'eus aussi à instruire des affaires contre des résistants et cela n'était pas le moins délicat. Je fus ainsi saisi d'une plainte avec constitution de partie civile pour assassinat contre le maire de Barcelonnette qui avait dirigé le maquis d'Allos. Il y avait là parmi les hommes le fils d'un conseiller à la Cour de Cassation qui fut exécuté par la résistance en même temps que les filles Faletto. La famille Faletto tenait un hôtel à Beauvezer [166] et les filles avaient eu l'imprudence de fréquenter les Allemands. Avaient-elles fait des dénonciations ? Je ne sais, toujours est-il qu'elles furent fusillées. J'entendais à ce sujet le curé d'Allos qui les avait assistées dans leur dernier moment et qui me dit avec quelle dignité elles furent face à la mort, demandant le temps de se farder et de mettre du rouge à lèvres. Tant que dura la guerre personne ne réagit. Mais la guerre finie le père de ce jeune homme exécuté lui aussi, porta plainte avec constitution de partie civile. J'étais obligé d'instruire, mais le maire le prit de haut. Là aussi je ne menai pas l'instruction à son terme. Il est probable que l'affaire n'eut pas de suite. J'eus aussi un jour à aller faire une perquisition dans une propriété de la vallée du Jabron. Vivait là un propriétaire terrien qui avait reçu en dépôt les bijoux et la fortune d'un parent qui voulait se mettre à l'abri d'une perquisition ou d'une saisie. Puis survint la coupure de la France en deux, la ligne de démarcation. Ce parent habitait dans le Nord. La guerre finie il voulut récupérer son bien mais se heurta à un refus et porta plainte pour abus de confiance. Inutile de dire qu'une perquisition dans une grande maison paysanne pleine de coins et de recoins ne pouvait rien donner. Effectivement nous ne trouvâmes rien si ce n'est tous les insignes d'une 37e puissance de la franc maçonnerie. Peut-être ce parent était-il lui aussi franc maçon et poursuivi ou ne craignait-il pas de l'être pour appartenance à une ligue dissoute ? Une autre fois nous dûmes aller à.. .. [NDLR : espace blanc] pour une affaire de lettres anonymes qui opposait le curé et le médecin du coin. C'était sans doute tout de suite après la Libération car les routes étaient coupées et nous dûmes emprunter le tunnel du chemin de fer pour accéder à la ville. Il faut dire que le médecin s'étonna bien un peu qu'il fallut un transport sur le lieux pour recueillir des spécimens de son écriture, mais nous y voyons surtout avec mon greffier l'occasion de sortir de Digne et de faire un bon repas. Une autre sortie eut un tout autre objet. Il s'agissait des expropriations de terrain et de la fixation des indemnités pour les habitants d'une petite agglomération qui devait être engloutie sous les eaux du barrage de Castillon [167]. Ce fut pour moi l'occasion de pénétrer, sous la conduite d'un ingénieur de l'électricité, dans le tunnel de dérivation du Verdon dont le cours était détourné pour permettre la construction du barrage. Tout cela est maintenant sous les eaux et peu de gens pourraient se vanter d'avoir pu visiter cet ouvrage.Pendant ce temps là l'hiver se passait. Un hiver particulièrement froid, enneigé et pénible à supporter du fait des privations et de cette tension nerveuse que je supportais.
Nous n'avions pas de combustible et lorsqu'il se mit à faire froid, il commença à geler dans la maison et l'eau gela dans la baignoire de la salle de bains. Heureusement un des avoués de la ville, Me Bouquier, trouva le moyen de me faire livrer une stère de bois. C'était du bois vert fraîchement coupé en bûches d'un mètre que je devais d'abord commencer par scier. J'allais aussi chercher des sacs de sciure à la scierie et nous pûmes ainsi avoir au moins une chambre chaude où Denise couchait avec les enfants. Les pommes de terre et la petite bonne qui la secondait et moi je couchais stoïquement dans une chambre sans feu.
Nous commencions à nous organiser. Le tribunal loua un champ, y fit planter des haricots et nous pûmes ainsi bénéficier de 10 kilos de haricots secs, d'un peu de viande sans avoir à passer par le marché noir. Nos traitements de misère n'y auraient pas suffi.
Aussi ne faut-il pas s'étonner toutes ces circonstances aidant, que dès que l'Alsace fut libérée je fis une demande pour y être affecté. J'avais aussi le souci de savoir ce qui était advenu de nos meubles restés à Mulhouse. L'idéal aurait été d'être renvoyé à Mulhouse. Mais la Chancellerie [168] en décida autrement, et je fus nommé à Saverne. Pour moi c'était l'inconnu. Saverne était une ville qui avait eu son moment de célébrité après l'annexion de 1870 et les poursuites dont avaient fait l'objet des habitants de Saverne. Les faits étaient connus de tous sous le nom de l'«affaire de Saverne» que nous apprenions dans les livres d'histoire, mais c'était peu.
Je partis ainsi encore une fois à l'aventure laissant Denise et les enfants à Digne, car Saverne était encore dans la zone des armées et les civils n'étaient pas admis à y retourner. Je remontai la vallée du Rhône en autorail et j'allai coucher à Paris. À la Chancellerie on me délivra un ordre de mission et une réquisition pour une chambre dans un hôtel de la rue Cambon qui me fit l'effet d'être une maison de passe. Mais enfin il fallait bien se contenter de ce que l'on avait. De là je téléphonai à mon professeur d'allemand de Marseille, Mr Guimaud qui avait été nommé à Paris peu avant le guerre où je l'avais rencontré lorsque je passai mon examen de la Magistrature. J'avais gardé un grand sentiment d'affection pour ce maître qui m'avait enseigné l'allemand et qui s'était intéressé à moi pendant ma maladie. Une voix étrangère répondit au bout du fil et eu l'air étonné quand j'annonçais qui j'étais. C'était son fils qui me répondit et qui m'annonça que son père était mort pendant la guerre. Je n'osai pas poser d'autres questions.
Nous restâmes 4 ans à Saverne. Ce fut pour Denise et les enfants une période bénie. Nous étions dans une rue tranquille au milieu de jardins, où ils pouvaient jouer en toute tranquillité. Les petites allaient à l'école des sœurs, les deux aînés au Collège. [181] Les deux établissements étaient à quelques pas de chez nous. Les magasins étaient toujours bien achalandés, les Allemands ayant veillé à ce que la population en Alsace soit mieux traitée et Denise sut acheter des étoffes ou des ustensiles de cuisine que l'on ne trouvait plus à l'Intérieur.
On était dans une région agricole et les fruits et légumes de manquaient pas.
L'air était salubre, on pouvait faire de grandes promenades dans les champs ou les bois de sapins, ce qui fut excellent pour la santé d'Odile qui se remit bien de sa pneumonie. On arrivait à se procurer du beurre et des œufs sans tickets. Nous passâmes quatre années de bonheur à Saverne. [182]
Je m'occupais beaucoup de scoutisme et je fus nommé commissaire de district. J'organisai des grands jeux, notamment pour la Saint Georges le 28 avril que nous fêtions avec les éclaireurs unionistes des frères Hemmerlin [183].
Je me rappelle d'un grand jeu dont je fus le meneur qui consistait à promener les unionistes à travers le Haut-Barr à la poursuite d'un appel de coucou que je faisais et à les attirer ainsi jusqu'à la buvette du Haut-Barr où le tenancière, que nous appelions "la marraine" nous avait préparé un repas chaud.
J'organisai aussi un jour un jeu pour le camp de district qui consistait à découvrir un trésor [selon ?] des messages cachés dans des endroits dont j'avais distribué des photographies (que j'avais faites au préalable,) car on commençait à retrouver des produits photographiques. Les parisiens vinrent une année camper dans notre district et j'allais un soir à un feu de camp dans la forêt.
Mais la grande affaire de cette période ce fut la participation au Jamboree de Moisson en 1946. [184] Je fus désigné comme intendant du camp d'Alsace. Je pus me procurer deux "roulantes" [185] de l'armée allemande abandonnées dans les jardins d'un couvent. Les Hemmerlin [186] qui étaient industriels et fabriquaient des brouettes métalliques se chargèrent de les remettre en état et de les faire transporter jusqu'à Moisson où elles firent merveille pour assurer la cuisine du quartier général. Je n'ai pas vu grand chose du Jamboree car je me donnais entièrement à ma tâche d'intendant ce qui m'absorba entièrement. Nous retournâmes triomphalement à Saverne, en train spécial. Nous avions été placés sur une voie de garage en gare Saint Lazare en attendant le départ dans la nuit par la grande ceinture et la Gare de l'Est. Il faisait chaud. J'étais resté à garder le wagon pendant que les garçons allaient visiter Paris et les cheminots nous témoignèrent leur sympathie et nous apportaient de l'eau pour étancher notre soif. À Saverne les enfants firent leurs premiers pas dans le Scoutisme : Louveteaux pour Jacques et Jeannettes pour les autres [187] et firent leur promesse du côté de la Melaniebrunne(la Fontaine Mélanie) dans la vallée de la Zorn du côté de la rue Erkmann Chatrian. [188]
Aux fêtes de groupe, ils [NDLR. les enfants] montaient sur les planches avec les enfants Schaeffer notamment. À la belle saison le président [Schaeffer] nous emmenait faire des promenades à pied dans la forêt et il nous disait : «quand on pense qu'à Paris il y a des collègues qui se morfondent dans des bureaux sans air et sans lumière ! » Oui se furent vraiment des années heureuses. Nous y fîmes quelques amitiés durables notamment avec Mme Wipf. Elle était notre voisine rue Noth, elle avait deux enfants, deux garçons à peu près du même âge que les nôtres. Son mari avait été enrolé dans l'armée allemande quelques temps avant la fin de la guerre et il avait disparut sur le front de Russie. Grâce au scoutisme, elle fit connaissance d'Armand Scheibel. Armand avait été étudiant à Clermont-Ferrand [189]. Il n'eut pas la chance d'échapper aux arrestations et fut déporté à Dachau [190]. Il en revint, mais profondément marqué. Il rejoignit la troupe scoute mais ne put jamais complètement s'entendre avec les garçons plus jeunes que lui qui volontairement ou forcés avaient participé à la HJ [NDLR HJ : Jeunesses hitlériennes]. Quoiqu'il en soit Fernande et Armand s'aimaient et lorsque le décès de son mari put être établi, ils se marièrent [191]. Nous restâmes toujours en relation avec eux. Ils vinrent pendant plusieurs années passer l'été à Villars [192] dans ce que nous appelions la maison de grand-mère jusqu'au jour où ils firent construire un chalet à Lucelle près de Ferrette dans le Sundgau alsacien. [193] Nous allâmes les voir une fois avant d'aller à Villars. Puis les ennuis de santé qui nous empêchèrent d'y aller une seconde fois et depuis nos rapports ne sont plus que par lettres. Armand est mort l'année dernière [NDLR 1986 ?], Fernande a été opérée de la hanche comme Denise et habite la banlieue de Mulhouse. Un des fils, médecin a été frappé de paralysie des membres inférieurs et ne peut se déplacer qu'en chariot, sa femme l'a abandonné n'acceptant pas de vivre avec un infirme [194]. Armand ne parlait jamais de son séjour en camp de concentration, mais le souvenir le poursuivait et Fernande disait qu'il avait de fréquents cauchemars où il revivait les horreurs du camp de concentration.Rentré à Saverne je continuais mes activités de juge des enfants et en 1948, je fus nommé en la même qualité à Strasbourg. Mon prédécesseur dans cette fonction n'avait pas le feu sacré, c'est le moins que l'on puisse dire et avait laissé s'accumuler les dossiers. J'eus quelques mois de gros travail pour mettre le cabinet à jour.
Je rentrais tous les soirs à Saverne jusqu'au jour où je réussi à trouver un appartement réquisitionné : rue Jacques Peirotes [NDLR au n° 16 exactement], c'est à dire à la Bourse et je pus faire venir ma famille. C'était un bel appartement au 1er étage d'un immeuble assez moderne, bien équipé avec chauffage central et salle de bains. Pour bien faire il aurait fallu faire refaire toutes les peintures. mais ici j'ai besoin de le dire je n'en avais pas les moyens. Il fallait reconstituer notre mobilier vendu par les Allemands. Malheureusement peu de jours après notre installation, Denise tomba malade. Typhoïde : il fallut l'hospitaliser, les enfants furent répartis entre diverses familles, assistantes sociales ou travailleurs sociaux. Exemple du bel esprit de solidarité de l'Alsace ! Sa mère [NDLR : Blanche Gourdet habitait Villars] vint pour tenir la maison et après guérison j'envoyais Denise dans une auberge de campagne, à Stambach dans la vallée de la Zorn, le long de la voie ferrée de Paris à Strasbourg où elle bénéficia de l'air vivifiant de la forêt et de la cuisine gastronomique de l'hôtel. Puis la vie reprit son cours à Strasbourg. Nous y restâmes près de dix ans [NDLR : Huit exactement (soit d'avril 49 à avril 57 !)]. Là les enfants commencèrent [NDLR : poursuivirent] leurs études, Jacques au Lycée Fustel de Coulanges, Thérèse au Lycée des Pontonniers et les deux petites à l'école de la Doctrine Chrétienne, puis quand elles entrèrent dans le secondaire au Lycée des Pontonniers aussi.